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Détours d’horizons

Détours d’horizons

Pierre-Arnaud
Chouvy (CNRS-Prodig)

www.geopium.org

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EchoGéo
Numéro 8
Mars – mai 2009

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Pierre-Arnaud Chouvy est géographe chargé de recherche au CNRS (UMR 8586 Prodig). Ses travaux, principalement consacrés à l’Asie, portent sur la géopolitique des drogues illicites, la guerre contre la drogue et le développement alternatif. Il est l’auteur de deux sites Web sur lesquels figurent des photos issues notamment de ses missions de recherche : www.geopium.org, site sur lequel l’essentiel de ses publications et de nombreuses photos sont disponibles, et www.photo-tropism.com, un photoblog.


Finding the right subject is the hardest part.

Mary Ellen Mark, photojournaliste et portraitiste américaine.

 

A la différence du photographe, le géographe ne peut à l’évidence pas se contenter de traiter son sujet par la photographie. Mais rien ne l’oblige non plus à recourir à la photographie uniquement pour illustrer, voire soutenir, son discours scientifique. La photographie peut en effet aussi offrir au chercheur le luxe de pouvoir aborder le sujet et le terrain qui sont les siens différemment, à varier les sujets et même, pourquoi pas, à faire sujet du hors sujet.

La pratique photographique enrichit en tout cas inévitablement la démarche géographique, et vice versa (Chouvy, Tropisme géographique et tropisme photographique, 2008). De fait, même pratiquée sans intention géographique particulière, la photographie se prête aisément à l’analyse géographique. Mais la photographie en géographie ne doit pas forcément relever uniquement de l’information : elle peut aussi comporter une dimension artistique ou, en tout cas, esthétique.

La photographie est un des rares moyens dont le géographe dispose pour exprimer les émotions esthétiques qui sont les siennes sur le terrain : le géographe photographe peut en effet appréhender le monde et en rendre compte autrement que par le texte ou la carte, donc avec davantage de créativité et un recours moindre à l’analyse, avec une distance critique moindre. Par le texte et la carte le géographe propose une explication raisonnée du monde. La photographie, elle, lui offre la possibilité d’exprimer la vision qu’il a du monde de façon plus sensible et immédiate.

La production photographique d’un géographe peut ainsi participer d’une certaine forme de géopoétique, notamment lorsque ses photographies rendent difficile la délimitation entre  « ce qui ressort de la science et ce qui ressort de la perception sensible, humaine, de cette relation à la fois physique, émotive, affective, sensorielle avec un lieu » (Géographie et géopoétique, Cafés géographiques, 2005 : Compte rendu de l’intervention de Rachel Bouvet par Jules Lamarre).

Photo 1

La photographie permet au géographe de traiter son sujet différemment, notamment, et paradoxalement, en le sortant de son contexte géographique, ainsi que l’illustre ce cliché d’un pavot à opium (Papaver somniferum L.) réalisé sur fond noir en conditions de studio. Pas de paysage qui permette d’associer le pavot aux contextes afghan, birman, ou laotien. Ici le pavot est français, issu des quelque 10 000 hectares de cultures légales entreprises dans l’Hexagone pour le compte de l’industrie pharmaceutique. En Asie, la production illicite d’opium est opérée en grande majorité afin de pallier les déficits des productions vivrières causées principalement par l’insuffisance et l’inadéquation des moyens de production (terres cultivables notamment). Mais en France, paradoxalement, le pavot à opium est cultivé sur des terres agricoles mises en jachère dans le cadre de la Politique agricole commune. Aucune photographie ne peut rendre l’une de ces deux réalités, encore moins ces deux réalités ensemble. Nature morte pour une herbacée qu’on cherche presque partout à éradiquer.

Photo 2

Presque un comble pour un géographe : sur le terrain mais sans paysage apparent. Seul un panneau de signalisation routière renseigne quelque peu sur le contexte géographique, sans indication de pays ni même de continent. Mais le cliché n’en conserve pas moins une dimension géographique certaine. Il est en effet géolocalisé : conduite de nuit sur une route de montagne, guidé par un GPS affiché sur écran d’ordinateur portable embarqué. Vitesse, direction, altitude, latitude et longitude, échelle et même date renseignent la photographie, prise en plein parc national de Tazekka, à l’est de Fès. Le tracé de l’itinéraire parcouru indique une redescente effectuée via la route secondaire 311 depuis le Jbel Tazekka (1980 mètres). Le sujet de la recherche conduite lors de ce déplacement sur le terrain, la culture illégale du cannabis dans le Rif, est lui absent de la photographie.

Photo 3

 

 

Une photographie de géographe, de géomorphologue même, pourrait-on penser de prime abord. Rive ou rivage ? Lit d’un fleuve en étiage en fait. Celui du Mékong, entre le Laos et la Thaïlande, vu depuis Vientiane. Les trois personnages qui s’éloignent de la rive laotienne du Mékong sont trois écolières : en hiver le lit asséché du fleuve est un terrain de jeu et une promenade appréciée des Laotiens le soir tombant. Le cliché, on l’aura compris, est celui d’une frontière internationale « naturelle », vers laquelle les trois écolières se dirigent. Ici la frontière est bien sûr invisible et la photographie ne la révèle en rien, si ce n’est dans son tracé hydro-topographique. Tel que photographié, le paysage questionne plus qu’il n’informe. Mais légendé comme il se doit, le cliché évoque l’invisibilité de la frontière, son immatérialité et, en somme, son artificialité.

Photo 4

 

Autre frontière, autre photographie. Même si elle est cette fois matérialisée, cette autre frontière internationale apparait moins comme telle qu’en tant que front. La photographie montre en effet une tranchée et un poste d’observation militaires en arrière d’une barrière. La photographie peut se suffire à elle-même mais, dépourvue de légende, elle questionne encore une fois plus qu’elle n’informe. D’autant que rien n’est visible au-delà de la barrière qui matérialise la frontière : l’horizon (étymologiquement, ce qui borne) commence à la barrière. Une illustration de l’horogenèse chère à Foucher (1) ? La pente, la position haute de la tranchée et le vide apparent confèrent un caractère stratégique à la photographie. L’aspect frêle de la barrière contraste assez singulièrement avec la fortification et pose la question de la menace qu’un tel dispositif doit pouvoir contrer. D’autant que l’absence de troupes tend à renforcer l’impression de calme, voire de sérénité, du lieu. La photographie est en fait trompeuse. La ligne frontière sur laquelle court la barrière est celle qui sépare la Birmanie, à gauche, de la Thaïlande. Le poste militaire est celui de la Naresuan Task Force qui renforce depuis quelques années la présence militaire thaïlandaise dans le district de Mae Fah Luang de la province de Chiang Raï. Les incidents frontaliers y sont fréquents et impliquent trafiquants de drogue et d’armes ainsi que les armées ennemies birmane (Tatmadaw, armée régulière birmane), shan (Shan State Army – South), et wa (United Wa State Army). Un poste de contrôle se trouve sur la route qui se situe en retrait et en contrebas de la tranchée.

Photo 5

 

Le géographe ne peut bien entendu pas faire abstraction de l’immonde. Vue étriquée, confinée, cloisonnée, d’un espace carcéral parmi les pires qui furent. Vue depuis l’intérieur d’une des cellules du tristement célèbre centre de détention, de torture et d’exécution, créé par les Khmers rouges, à Phnom Penh : Tuol Sleng, ou la « colline empoisonnée », nom de code : S-21. Des 16 000 à 20 000 prisonniers (hommes, femmes, enfants) qui y entrèrent entre 1975 et 1979, seuls 7 survécurent. Ici le sujet s’imposait de lui-même : les cellules aménagées dans les salles de classe d’un ancien lycée. Mais rendre l’horreur, le malaise qu’un tel lieu provoque inévitablement chez le visiteur n’est pas chose aisée : si une photographie peut aisément mentir, elle peut encore plus facilement trahir son sujet, notamment en conférant un certain esthétisme au sordide. Quelque part, photographier un tel endroit en a rendu la visite moins pénible.

Photo 6

 

Zoom au cœur de Bangkok, métropole congestionnée qui regroupe plus de la moitié de la population urbaine thaïlandaise. La photographie est trompeuse : en Thaïlande comme ailleurs la circulation est bien sûr extrêmement lente au cœur des embouteillages. Ici, ce qui est immobile paraît être en mouvement, et vice versa.

Photo 7

Si le portrait n’est pas à priori l’exercice de prédilection d’un géographe il n’en reste pas moins incontournable. D’autant que l’intérêt du géographe pour le monde passe presque inévitablement par celui qu’il porte aux activités humaines et donc aux populations. Outre l’émotion, voire la fascination, qu’il peut susciter, un portrait peut aussi renseigner sur un mode et un niveau de vie, une situation sociale, un comportement religieux ou encore, bien sûr, les habitats et habitations. Ainsi de cette photographie sur le vif d’une Akha muchi du nord du Laos : les marqueurs identitaires y figurent en nombre et renseignent assez précisément  sur le lieu de la prise de vue. L’étoffe de coton tissé, teintée avec de l’indigo bleu-noir, est caractéristique du vêtement des Akha. La coiffure, elle, est loin d’être la plus répandue : les Akha du Laos se distinguent notamment de ceux de Thaïlande, plus connus. Les Akha de la province de Phongsaly se répartissent en divers sous-groupes, dont les Muchi. Malgré qu’il puisse faire très froid dans les montagnes du nord du Laos, les murs de la cuisine sont ajourés afin de laisser la fumée du foyer s’évacuer, d’autant qu’une maison akha comprend habituellement trois foyers. Comme partout, les traditions et les modes de vie traditionnels ne tombent pas seulement en désuétude (les jeunes aspirant à une vie plus moderne) mais sont aussi menacés (interdits de production d’opium sans compensation, déplacement volontaires ou non de populations, déforestation, christianisation ou bouddhisation, etc.).

Photo 8

Un portrait qui n’en est pas vraiment un. Un noir et blanc qui n’en est pas vraiment un non plus. Une femme sous une burqa blanche, sur fond noir. Si le portrait sur le vif a ses qualités, notamment le naturel et l’instantanéité, le portait posé en a d’autres. Il permet par exemple la mise en scène et, paradoxalement, la suppression de tout contexte et donc de tout référent géographique superflu : rien ne vient distraire l’observateur. Ainsi, quelle meilleure façon de rendre une burqa blanche que sur fond noir ?  Une photographie qui, en raison de son sujet et de sa simplicité, n’a guère besoin de commentaire : elle en génère en général assez telle quelle.

Photo 9

Un géographe photographe ne peut bien sûr pas faire l’impasse sur la photographie paysagère. Le paysage est peut-être le sujet géographique par excellence : « Ce que l’œil embrasse… d’un seul coup d’œil, le champ du regard », explique le dictionnaire Les mots de la géographie. Polysémie du terme, acceptions diverses et variées, multiplicité des définitions, le paysage n’a pas seulement fait couler beaucoup d’encre, il a aussi fait l’objet d’innombrables photographies. Il a d’ailleurs sa photographie attitrée, la photographie paysagère, et même son format, le format paysager (horizontal), à distinguer de celui du portrait (vertical). Celle-là date de la         fin des années 1990 et le choix du noir et blanc a été fait afin de mieux rendre l’intemporalité d’un lieu pourtant parmi les plus historiques, et les plus stratégiques. La photographie s’impose au photographe : les perspectives y sont toutes trouvées et illustrent on ne peut mieux ce que constitue une passe. Pas la moindre des passes mais celle, frontalière, de Khyber (1067 mètres à son point culminant), étape obligée entre Kaboul, en Afghanistan, et Peshawar, au Pakistan.


1 –
Michel Foucher explique : « la genèse des frontières pourrait être nommée, à partir de la racine grecque servant à désigner les limites politiques du territoire des cités – « horoi », qui a donné en français « horizon » –, horogenèse » Foucher  M., 1991, Fronts et frontières, paris, Fayard: 49.